mercredi 9 janvier 2013

Derrière les soldes



J'ai trouvé cet article de La Croix trop intéressant pour ne pas en faire profiter ceux qui lisent ce blog... L'article est un peu long, mais quand on achète des vêtements, bien peu savent ce qui se passe avant... Auteur de l'article : Alain GUILLEMOLES, à DACCA 
 Reste à se poser des questions, et non des moindres sur le profit des uns qui provoque l'aliénation des autres, comme d'habitude. Comment provoquer le changement  pour créer une société où tout soit "gagnant-gagnant" ?
Coup d'envoi des soldes : enquête au Bangladesh, l'autre atelier du monde
Alors que les soldes débutent en France mercredi 9 janvier, La Croix a enquêté au Bangladesh sur les conditions de production de la filière textile.
Ce pays, devenu le deuxième exportateur mondial (derrière la Chine), s’est fait une spécialité de produire à bas prix et en grandes séries pour les marques internationales.
Les ouvrières paient cher ce développement en travaillant six jours sur sept pour 50 € par mois.
Le 24 novembre dernier, le feu a pris au rez-de-chaussée de l’usine Tazreen Fashion, un bâtiment de huit étages dans les environs de Dacca, la capitale du Bangladesh. Cette usine employait 1 700 salariés. Elle fabriquait notamment des sweat-shirts pour les boutiques des parcs Disney. Les salariés sont restés coincés dans les étages. 
Ils n’ont pas utilisé les extincteurs, soit parce qu’ils ne savaient pas s’en servir, soit parce que ces appareils étaient hors d’usage. Au final, 112 personnes ont perdu la vie.
Les victimes sont surtout des femmes, employées en grand nombre sur les lignes de machines à coudre. Les survivants ont rapporté que les gardiens avaient fermé les portes de l’usine, empêchant le personnel de sortir, par peur du vol de marchandises. « Les gardes ne reçoivent qu’une seule instruction : protéger la production. Alors, ils ne pensent qu’à cela », explique, amère, Selima Akhtar, dirigeante d’un cabinet d’audit, Impactt Ltd, spécialiste du secteur textile.

L’industrie textile, seule source de devises pour le pays

À Ashulia, la zone industrielle où Tazreen était installée, les ouvriers ont manifesté leur colère. Des véhicules ont été brûlés, la police est intervenue. Les propriétaires d’usines ont provisoirement fermé les ateliers. Puis une commission d’enquête a été créée ; des indemnités ont été versées aux familles de victimes. Et la situation est revenue à la normale, c’est-à-dire un quotidien où les esprits sont tournés uniquement vers un but : produire.
En trente ans, le textile est en effet devenu la principale industrie et la première source de devises du Bangladesh, représentant 80 % de ses recettes à l’exportation. Ce pays est désormais le deuxième exportateur mondial de vêtements, derrière la Chine. Une véritable aubaine, pour ce pays pauvre, sans autre ressource que sa population, et qui semblait éternellement vouée à vivre de l’aide internationale. 
Le Bangladesh compte aujourd’hui près de 5 000 usines de production textile. Le secteur emploie quatre millions de personnes. Un jean sur dix portés dans le monde vient du Bangladesh.

Le Bangladesh meilleur marché que la Chine

Le pays est équipé pour répondre aux énormes commandes des grandes enseignes, telles H & M ou Zara, mais aussi Carrefour, Wall Mart, C & A ou Auchan. Des commandes qui vont de 200 000 à 500 000 pièces d’un même vêtement. Aux abords des grandes villes, des zones industrielles comptent plusieurs centaines d’usines qui emploient de 1 000 à 5 000 salariés chacune.
« Le textile est une industrie de main-d’œuvre, qui ne peut être automatisée, indique Nizam Uddin, directeur d’un bureau d’achat. Voilà pourquoi elle va vers les pays où la main-d’œuvre est la moins chère. » Avec ses bataillons d’ouvrières payées de 30 à 70 € par mois, le Bangladesh reste au meilleur coût, tandis que les salaires augmentent en Chine. « Ici, nous sommes en mesure de produire des tee-shirts pour 1 € à 2 € la pièce, des pantalons pour 4 € à 8 € et des chemises pour 4 € à 6 € », indique Nizam Uddin.
Comment est-ce possible ? T.­Garments est une de ces usines comme il y en a beaucoup. Située au-dessus d’un centre commercial, dans un faubourg de Dacca, la tentaculaire capitale du Bangladesh, l’usine s’étend sur quatre étages de 600 m² chacun. L’entrée est surveillée par un garde en uniforme kaki et barrée d’un rideau métallique à demi tiré. 

les ouvrières font toujours la même couture

À l’intérieur, ce ne sont que des lignes de machines à coudre. Le travail se fait dans le bruit des ventilateurs et des haut-parleurs qui diffusent de la musique.
La division des tâches est extrême. Chaque ouvrière ne réalise qu’une couture, toujours la même, avant de passer le vêtement à la personne devant elle. En remontant une ligne, on peut voir un blouson prendre forme. « Chaque opératrice fait 60 pièces par heure », indique le directeur de production, un petit homme à la mine chiffonnée. Il faut une ligne de 24 machines pour faire un tee-shirt, et de 60 pour un pantalon. 
Les vêtements sont ensuite contrôlés, puis repassés et emballés. Ils reçoivent même leur étiquette définitive, munie du prix. Il est quatre à six fois plus élevé que celui touché par l’usine.

Une « police industrielle »

La croissance du secteur a été phénoménale au Bangladesh, durant les dernières années. Succès qui est à la fois une chance et une plaie. Grâce au textile, le Bangladesh a pu faire reculer la grande pauvreté. Mais cette réussite repose sur le fait que le secteur verse les salaires les moins élevés de toute la région. Cela provoque une frustration extrême chez les ouvriers. 
Dans les usines, le moindre incident peut dégénérer en émeute. Le gouvernement a créé une « police industrielle » spécialement chargée de repérer et arrêter les meneurs des grèves. « À chaque fois que se produisent des incidents, les propriétaires d’usines blâment les syndicats ; ils les accusent de mettre en danger un secteur vital pour l’économie du pays », regrette Nasimul Ahsan, juriste et conseiller des organisations ouvrières.
En 2010, le pays a connu plusieurs semaines de troubles qui ont interrompu la production. De nouveaux troubles se sont produits au printemps dernier. Au point que les grands clients ont accompli un geste inhabituel : en juin dernier, ils ont adressé une lettre au premier ministre du Bangladesh. La Croix s’en est procuré une copie. 

Les groupes textiles exigent le respect de normes sociales

Elle disait : « En tant qu’acheteurs, nous ne soutenons pas les protestations violentes, mais nous reconnaissons qu’elles sont devenues un moyen, pour les ouvriers, de soulever leurs problèmes. (…) Ces protestations nuisent à notre capacité de passer commande au Bangladesh. » Elle demandait la mise en place d’un mécanisme d’augmentation graduelle du salaire minimum, aujourd’hui de 30 €.
Elle était notamment signée de H & M, Tesco, C & A, Carrefour… Cela n’a pas fait fléchir le premier ministre. « Ici, les propriétaires d’usines sont très influents. Beaucoup sont députés ou propriétaires de grands médias. Ils font la politique économique du gouvernement », constate un observateur.
Les grands acheteurs exigent bien de leur sous-traitant le respect d’un cahier des charges qui inclut des normes sociales. Cette vigilance a été efficace, dans le passé, pour faire reculer le travail des enfants, qui a quasiment disparu du secteur textile au Bangladesh. 

600 morts dans des incendies d’usines depuis 2005

Mais bien d’autres exigences ne sont pas respectées. L’usine Tazreen Fashion n’avait pas de sortie de secours. Elle était prévue pour compter trois étages, mais cinq étages supplémentaires avaient été ajoutés en toute illégalité… 
Dans la zone industrielle d’Ashulia, au lendemain de l’incendie, les pompiers ont mené des contrôles. Ils ont révélé que 64 usines sur 232 n’avaient pas le moindre dispositif anti-incendie. Depuis 2005, des feux dans des usines textiles du Bangladesh ont fait plus de 600 victimes, selon un décompte de l’International Labor Right Forum.
 « Je ne crois pas à la sincérité de la démarche des acheteurs », clame Amirul Haque Amin, président de la National Garment Workers Federation, le plus gros syndicat des ouvriers du textile. « D’un côté, ils disent vouloir une amélioration des conditions de travail, mais, de l’autre, ils font pression sur les usines pour qu’elles baissent toujours plus leurs prix. » 
Les interlocuteurs des usines sont en effet les responsables des achats des grandes marques. Or, ils n’ont en tête que deux choses : le délai d’exécution de la commande et son prix. 

Les exigences croissantes des marques

En témoigne Emmanuelle Lévêque. C’était précisément son métier : basée à Dacca dans un de ces bureaux d’achats qui travaillent pour les marques, cette Française négociait et surveillait l’exécution des commandes dans les usines textiles. « Quand il y avait du retard, je me retrouvais à dire aux responsables de l’usine : “Débrouillez-vous !” Je savais bien que ce serait au prix d’heures supplémentaires. Mais j’étais moi-même sous pression. » Elle a depuis quitté ce travail pour créer sa propre marque de prêt-à-porter équitable.
Tout le secteur textile vit aujourd’hui avec la nécessité de produire de moins en moins cher et de renouveler de plus en plus souvent les collections. Dans les grandes enseignes comme Gap, Zara ou H & M, de nouveaux produits doivent arriver en rayons tous les quinze jours dans les magasins du monde, avec des prix tenus. Cela n’est possible que parce que la base de production est au Bangladesh. 
 « Cela fait quinze ans que je travaille dans le textile. Les exigences des marques ne cessent de monter. Mais le prix d’achat, lui, n’a pas varié », constate Sumon Sandro, coordinateur dans un bureau d’achat indépendant, qui ajoute : « Les marques continuent de se battre pour grappiller le moindre centime. Après Tazreen, elles ont demandé un renforcement de la sécurité dans les usines, mais elles n’ont rien lâché sur les prix, au contraire. Alors, comment les choses pourraient changer ? » se demande-t-il.

Comment se décompose le prix d’un vêtement fabriqué au Bangladesh
Sur une pièce achetée 10 € à sa sortie d’usine au Bangladesh : 6 € seront destinés à l’achat de matières premières (tissus, fermetures éclairs, boutons, accessoires).
- 1,80 € servira à payer les coûts industriels (énergie, amortissement des machines à coudre, marge).
- 1,90 € sera destiné à couvrir le coût du travail pour la coupe du tissu, la couture, le repassage.
- 10 centimes seront pour l’emballage.
- 10 centimes couvriront les tests matières, la teinture et le lavage.
- 10 centimes couvriront la commission du bureau d’achat, l’intermédiaire local veillant à l’exécution de la commande.
- Le transport en conteneur, par bateau, et la livraison chez un détaillant coûteront au total 50 centimes. Vendu dans les enseignes de la grande distribution ou en boutique, le prix final représente 3 à 6 fois le coût d’un vêtement à sa sortie d’usine. Cela couvre à la fois les frais de conception, en amont, puis le stockage et le fonctionnement du magasin, en aval, ainsi que les frais de publicité, les taxes et la marge, qui peut varier énormément selon la marque.

L’industrie textile au Bangladesh

Elle a pris son essor dans les années 1980, sous l’effet d’investissements étrangers : indiens, chinois ou européens. Toutefois, 70 % des usines sont détenues par des Bangladais. Plus de 5 000 usines locales emploient aujourd’hui 4 millions de personnes. Le secteur a connu une croissance de 25 % en 2010 et 30 % en 2011.Selon une étude du cabinet McKinsey, les exportations de produits textiles du Bangladesh devraient être multipliées par trois d’ici à 2020. Le pays est freiné par la faiblesse de ses infrastructures : les coupures d’électricité et le manque  de capacité des ports. Mais il bénéficie du fait que le coût du travail y est parmi les moins élevés d’Asie. De plus, les usines se montrent flexibles, capables de répondre rapidement à de grosses commandes. Le salaire minimum était de 17 € par mois au Bangladesh jusqu’en 2010. À la suite d’une longue grève cette année-là, il a été porté à 30 € et n’a pas bougé depuis.
85 % des salariés du secteur textile au Bangladesh sont des femmes. La grande pauvreté recule au Bangladesh : la part de population vivant sous le seuil de pauvreté était de 49 % en 2000, elle est passée à 32 % en 2010.

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